Malgré de grandes avancées des femmes sur le marché de l’emploi, autant dans le domaine du droit que dans celui des affaires, les femmes en droit des affaires demeurent en minorité. Posons un regard lucide sur l’état de la situation et les défis à relever, pour en faire émerger des pistes de solutions tangibles.
Femmes avocates et en droit des affaires : des constats éloquents
En date du 31 mars 2023, les femmes avocates représentaient approximativement 56 % des membres du Barreau du Québec, sur un total de 29 974 membres. De ces membres, la relève – comptant 10 ans de pratique ou moins – représente 35 % des membres de la profession, dont 64 % sont des femmes. De plus, les femmes sont aussi majoritaires à l’école du Barreau, représentant 65 % de sa population étudiante. Ainsi, si la tendance se maintient, la proportion de femmes devrait continuer de croître à mesure que ces relèves progressent dans la profession, en espérant qu’elles y restent!
Comme le droit des affaires représente, depuis près de 10 ans, le champ le plus pratiqué de la profession, on s’attendrait à y retrouver les femmes dans des proportions similaires à celles retrouvées globalement dans la profession. Toutefois, en analysant les données disponibles dans les rapports du Barreau, on constate qu’elles demeurent sous-représentées en droit des affaires.
Il pourrait être facile de se laisser glisser dans l’indifférence en se disant que la profession est en santé malgré tout, et que les femmes sont libres de leurs choix. Il s’agirait cependant d’une conclusion hâtive et de courte vue. En effet, penser que cette sous-représentativité n’est liée qu’au choix personnel des femmes ne prend pas en considération l’impact de nombreux facteurs appartenant notamment aux biais et préjugés envers celles-ci, à la culture organisationnelle et aux comportements d’exclusion se manifestant au sein de la profession. De plus, peut-on vraiment se permettre de se passer d’une majorité de femmes comme relève? Se préoccuper de leur tailler une meilleure place dans la profession contribue à développer un bassin de relève plus large et plus riche en compétences. Ce renforcement de la relève permet alors de faire évoluer davantage la profession par une plus grande diversité de perspectives et de talents. Par ailleurs, si la tendance se maintient au niveau de la progression des femmes en droit sans que le droit des affaires ne se soit suffisamment remis en question quant à son attractivité et son accessibilité auprès d’elles, la pénurie de recrues disposées à s’investir à long terme en droit des affaires risque de faire de plus en plus mal.
Défis du mur de verre entre les femmes et le droit des affaires
Avec cette sous-représentation des femmes en droit des affaires, c’est comme si un mur de verre se dressait entre elles et les avenues de carrière dans ce domaine, car différents facteurs difficilement palpables semblent faire obstacle à leur évolution. Nous évoquons ici quelques hypothèses pour tenter de rendre ce mur plus tangible.
Manque de modèles positifs
Le fait que cette barrière invisible est installée depuis de nombreuses années en droit des affaires contribue à maintenir un certain cercle vicieux. En effet, les modèles positifs de femmes dans la profession se font conséquemment plus rares. Cette lacune peut affecter autant le choix d’orienter sa carrière en droit des affaires que l’envie d’y rester, puisque des modèles positifs servent autant d’inspiration pour se lancer que pour persévérer face aux obstacles rencontrés. Quand le fardeau devient lourd et que le doute s’installe, un modèle qui nous ressemble, qui est passé par les mêmes embûches et qui a réussi, ou encore une collègue sur qui compter pour du soutien mutuel et de la solidarité peut faire la différence entre persévérer ou abandonner.
Occasions d’influence informelle limitées
La présence de modèles positifs féminins est d’autant plus importante qu’il existe, encore aujourd’hui, des embûches typiquement féminines dans le domaine du droit des affaires, comme dans plusieurs autres d’ailleurs, en ce qui a trait aux réseaux et occasions d’influence. D’ailleurs, lors d’entretiens effectués sur le terrain auprès de femmes œuvrant dans le domaine durant les cinq dernières années, on nous a fait part de plusieurs éléments en ce sens sous le couvert de l’anonymat. Entre autres, le sentiment qu’il existe toujours des « boys clubs » excluant les femmes de réseaux d’influence informels est régulièrement évoqué : « ce n’est pas parce que les femmes jouent maintenant au golf et qu’il existe des toilettes mixtes que les cliques masculines n’existent plus », a exprimé une professionnelle en droit des affaires interviewée en 2022 dans le cadre d’un mandat de diagnostic de climat au sein d’un cabinet. De plus, l’option du télétravail, qui a pris de l’ampleur depuis le début de la pandémie, pourrait aussi générer des conséquences plus néfastes pour les femmes que pour les hommes. En effet, même si le télétravail est apprécié, tous genres confondus, pour la flexibilité et la meilleure conciliation travail-vie personnelle qu’il peut générer, celui-ci peut également couper la personne qui travaille à distance d’occasions d’influence informelles se déroulant entre les cadres de portes ou devant la machine à café. Si on applique la tendance observée dans la population générale aux avocats en droit du travail en présumant que les hommes ont moins de charges personnelles et familiales à porter que leurs collègues femmes, peut-être que ces derniers seront plus enclins à se présenter au bureau que les femmes. Si c’est le cas, il serait légitime de s’inquiéter quant à l’impact d’un tel déséquilibre de présence physique sur l’accès des femmes aux occasions d’influence, d’apprentissage ou d’assignation spontanée à des projets stimulants se passant lors de discussions informelles au bureau.
Sentiment d’iniquité
Au-delà de ce sentiment de se retrouver en périphérie de certains centres informels d’influence, plusieurs femmes se plaignent d’un manque de transparence, d’objectivité ou de reconnaissance de la contribution au-delà des heures facturables ou d’autres indicateurs équivalents, qui leur laisse un goût amer lié à un sentiment d’iniquité salariale. En effet, en consultant les données publiées par le Barreau du Québec en 2022, on peut constater l’écart significatif entre les femmes en droit et leurs homologues masculins, autant au niveau du salaire moyen que dans la proportion qui gagne un salaire au-dessus de 110 000 $, qui se situe à seulement 37 % chez les femmes avocates alors qu’il atteint 50 % chez les hommes. Le fait que les femmes soient moins présentes dans les postes de leadership, qu’elles seraient plus enclines à effectuer des heures dans l’organisation qui ne seraient pas mesurées dans les résultats quantitatifs, ou qu’elles aient moins tendance à se battre pour négocier leurs salaires à la hausse par crainte d’être mal perçues représente autant d’hypothèses possibles pour expliquer ce phénomène.
Biais, préjugés et agressions au quotidien
Il est aussi possible d’observer que les femmes en droit des affaires font face à de nombreux biais et préjugés. Ceux-ci se manifestent notamment par une remise en cause, parfois implicite et souvent même explicite, dès les entrevues d’embauche, de la capacité de celles-ci à concilier leurs responsabilités personnelles et professionnelles. En fait, même si les hommes prennent un rôle de plus en plus actif dans les responsabilités ménagères et familiales, plusieurs études ont démontré que les femmes doivent davantage jongler avec la charge mentale et les défis de la conciliation travail-vie personnelle. On peut aussi observer que les femmes avocates du Barreau constituent 98 % des membres qui ont le statut « congé parental ». Cette tendance générale devient parfois une raison d’hésiter à offrir un poste ou une promotion à une femme, sans égard pour ses capacités ou son contexte spécifique, alors qu’un homme dans un contexte similaire ne serait pas nécessairement remis en cause de la même façon. Voilà alors une source de frustration et d’iniquité supplémentaire. Au-delà de ce doute lié à la conciliation travail-vie personnelle, les femmes expriment également le maintien des biais et préjugés sous la forme de microagressions, dont des remarques ou blagues déplacées au quotidien comme « tu es encore enceinte? Va falloir que tu quittes le droit des affaires pour le droit de la famille! » ou « Tu pousses fort pour ton client, tu as des couilles pour une femme. » Même lancées sur un ton d’humour ou avec une intention bienveillante, ces phrases agressantes contribuent à entretenir une culture de préjugés et d’exclusion des femmes en droit des affaires comme dans plusieurs autres milieux, parce qu’on n’oublie pas : ce mur, quoiqu’invisible, se fait bien sentir dans les différentes sphères du travail. Comme on observe un courant qui tend à banaliser l’impact de ce genre d’agression au quotidien, il est important de réaliser que ce n’est pas parce qu’une femme rit des blagues ou feint l’indifférence qu’il n’y a pas d’impact. Souvent, une femme va choisir de réagir ainsi pour éviter de se faire exclure encore davantage en passant pour quelqu’un qui prend les choses trop au premier degré. On doit donc cesser d’accepter passivement que de tels gestes ou propos déplacés fassent partie de la culture si on veut espérer voir se fissurer cette barrière qui restreint l’accès des femmes à la profession.
Pistes de solutions
Afin de soutenir la présence accrue des femmes en droit des affaires, plusieurs pistes de solutions sont à explorer.
En voici certaines qui sont pertinentes pour l’ensemble du domaine du droit :
- Poursuivre et renforcer les initiatives du Barreau en matière d’équité dans la profession, notamment pour la promotion d’une meilleure représentation des femmes au sein des instances des milieux juridiques et en matière de prévention du harcèlement;
- Tenir compte du point de vue des femmes dans la révision des conditions de travail pour que celles-ci soient plus propices à leur bien-être, leur performance et leur engagement (flexibilité, service de soutien aux responsabilités familiales, possibilité d’ajuster salaire et attentes en fonction de la disponibilité qui peut fluctuer d’une année à l’autre, coaching ciblé de retour de congé de maternité favorisant l’adaptation, etc.);
- Revoir l’équité salariale entre hommes et femmes en s’assurant que les critères utilisés pour établir les salaires et bonis reflètent bien les contributions qualitatives et quantitatives.
- Outiller les avocates dès leurs études et leur entrée sur le marché du travail pour les aider à faire face aux enjeux de microagressions, de discrimination ou harcèlement dans la profession;
- Mettre en place des initiatives de conscientisation face aux enjeux et pistes de solutions auprès de l’ensemble des membres de la profession, en outillant chaque personne pouvant jouer un rôle d’allié, avec un accent particulier sur les personnes en position de leadership.
En voici d’autres plus ciblées au droit des affaires :
- Augmenter la visibilité des femmes en droit des affaires en facilitant leur accès à des occasions de donner des conférences et d’apparaître dans les médias;
- Mettre en place et faire vivre des programmes de mentorat et de codéveloppement avec une implication active de femmes engagées et inspirantes en droit des affaires;
- Conscientiser les gestionnaires, mentors et mentores, coaches et autres personnes influentes au sein de chaque organisation sur l’importance de favoriser la présence féminine en droit des affaires ainsi que sur l’importance de leur évolution vers des rôles de leadership, en les outillant et en stimulant leur engagement à passer de la conscientisation à l’action tangible;
- Revoir le processus d’attraction et sélection de candidatures, incluant le processus d’attribution de stages, pour encourager le recrutement de femmes en droit des affaires. Ceci implique notamment de faire participer des modèles positifs féminins à l’effort de recrutement, de fournir des exemples féminins lors des entrevues et mises en situation, de revoir les critères recherchés pour les rendre plus diversifiés, objectifs et inclusifs, ainsi que d’exercer un suivi plus proactif des candidatures féminines, en explorant comment mieux répondre à leurs besoins;
- Continuer de sonder les femmes aux études en droit, déjà dans la profession ou qui décident de quitter, afin de mieux comprendre ce qui pourrait influencer positivement ou négativement leur intérêt et leur intention de poursuivre une carrière en droit des affaires, en partageant les recommandations de bonnes pratiques qui en découlent;
- Orchestrer des initiatives qui aideraient les femmes à s’intégrer aux réseaux formels et informels au sein de leur organisation ainsi que dans le droit des affaires de façon plus large;
- Rendre accessible des parcours de développement sur mesure pour les femmes en droit des affaires (par exemple, l’équivalent d’un « Effet A » droit des affaires) qui renforce leurs compétences, leur légitimité et leurs réseaux du même coup.
Pour aller au fond des choses
Si autant de femmes choisissent le droit, mais qu’aussi peu évoluent en droit des affaires, il pourrait être tentant de conclure qu’il en va de la nature même du droit des affaires, réputé notamment pour son haut niveau d’exigence, de sentiment d’urgence et de compétition. Tout en reconnaissant certaines caractéristiques distinctives du droit des affaires par rapport à d’autres domaines, il s’agirait d’un piège d’en faire la principale cause de la faible proportion de femmes dans la profession. Ainsi, quand on considère que les femmes progressent autant en droit qu’en affaires, même s’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir dans ces deux sphères professionnelles, on peut entrevoir que le droit des affaires accuse un certain retard à combler pour suivre la tendance, et que des gestes proactifs sont nécessaires pour prendre le pas.
Assurément, les femmes ont un rôle à jouer pour bien se renseigner sur la profession et se préparer, dès leurs études, à faire leur juste place dans un milieu qui demeurera résolument intense et toujours parsemé de nombreuses embûches parfois visibles, mais souvent invisibles. On ne peut les laisser porter seules ce poids, c’est comme si on lançait le message : « le mur de verre est là pour rester, organisez-vous pour arriver à l’escalader ». Les organisations, tout comme la communauté du droit des affaires dans son ensemble, se doivent de jouer un rôle de leadership pour faire évoluer les mentalités et les pratiques. En présumant que le nombre de femmes dans la profession continuera d’augmenter, la pression sur les organisations pour adapter leur culture et leurs conditions grandira, comme nous le voyons dans d’autres professions comme la médecine, confrontée à des défis de taille et en quête de solutions depuis déjà un bon nombre d’années. Le droit des affaires a intérêt à s’ajuster avant que l’écart entre la proportion des femmes en droit et celles prêtes à s’engager plus spécifiquement dans ce domaine ne se creuse jusqu’à devenir une crise d’attraction et de rétention. Il est temps de travailler ensemble pour faire du droit des affaires un milieu plus sain et inclusif pour chaque personne, toute identité de genre confondue.
Article originalement publié par le Barreau du Québec aux Éditions Yvon Blais, dans le recueil « Développements récents en droit des affaires », volume 540 (2023).
Sources
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