Le processus de relève familiale comporte de nombreux enjeux que j’ai pu constater au cours de mes 30 ans de pratique.
Dans cet article, je vais me concentrer sur deux aspects qui m’apparaissent comme étant particulièrement importants pour la pérennité des entreprises familiales impliquées dans une relève : la confusion entre la logique familiale et la logique des affaires, et le refus de s’adapter à une nouvelle réalité.
Quand la famille empiète sur les affaires…
Lors d’un processus de relève familiale, il y a nécessairement deux logiques qui s’articulent ensemble : la logique des affaires et la logique familiale.
D’un côté, la logique des affaires correspond aux rôles, aux responsabilités et aux talents de chaque personne faisant partie de l’entreprise. Elle englobe également les valeurs organisationnelles, les mécanismes d’imputabilité ou de gestion de la performance, etc. Il s’agit essentiellement des processus et des valeurs guidant tous les entrepreneurs ayant la pérennité de leur entreprise à cœur.
D’un autre côté, la logique familiale regroupe les valeurs de la famille, les relations parentales, filiales et fraternelles, les traditions, l’historique, etc. Chaque famille a sa propre façon de penser et de fonctionner et son histoire.
Lorsqu’on amalgame ces deux logiques, mon expérience en relève familiale m’a appris que la logique familiale engendre des inhibitions et des tensions qui sont contre-productives au processus de relève. La succession de l’entreprise (logique des affaires) est alors teintée par les émotions (logique familiale), ce qui peut mener à des conséquences fâcheuses.
Dans une récente intervention en relève familiale, un père veut céder son entreprise à ses trois fils : Pierre, David et Thomas. Pierre, l’aîné, travaille dans l’entreprise depuis plus de 35 ans et a acquis un bagage impressionnant de connaissances. Il exprime son désir de prendre la présidence de l’entreprise, malgré son manque de leadership positif.
David, quant à lui, a un leadership mobilisateur naturel, mais il ne se voit pas briguer la présidence de l’entreprise, car leur père a toujours favorisé l’aîné. David avoue que Pierre le maltraitait lorsqu’ils étaient plus jeunes, et qu’il veut prendre la direction de l’entreprise à lui tout seul, comme il l’a toujours fait. Il ne pense pas être en mesure de travailler sous la direction de cet homme qui l’a toujours rabaissé.
Lorsqu’on mélange la hiérarchie des enfants, les conflits du passé (et du présent) et les responsabilités qui nécessitent des talents et des intérêts spécifiques en affaires, la tâche est non seulement ardue, mais lourde de conséquences. Il faut être en mesure de se concentrer sur la logique des affaires afin que l’entreprise familiale puisse fonctionner, voire performer à la suite du processus de relève.
Afin d’effectuer une saine transition, il est essentiel de s’assurer que les talents, les intérêts et les valeurs communes des relevants répondent à ce dont l’entreprise a besoin afin de poursuivre son orientation et son plan stratégique. Il faut que ces derniers aient une compréhension et une adhésion à la mission, à la vision, aux valeurs et aux grandes orientations de l’entreprise, et ce, sans que leur perception soit teintée des fantômes du passé familial.
S’adapter : une question de survie
Les enseignements de Darwin nous ont appris que, dans le monde animal, ce n’est pas le plus fort, le plus rapide ou le plus intelligent qui survit : c’est celui qui est en mesure de s’adapter à son environnement. Ce principe est d’autant plus vrai pour les organisations : savoir se montrer agile est essentiel à la survie d’une entreprise, à sa pérennité et à sa bonne performance à long terme.
Dans un contexte de relève familiale multigénérationnelle, la rigidité du cédant est un enjeu que je constate trop souvent. Les entrepreneurs de la génération silencieuse ou boomer n’ont habituellement pas la même conception de l’autorité et du leadership que leurs enfants issus des générations X et Y.
Le cédant valorise généralement la hiérarchie et le leadership plus « autoritaire » tandis que le relevant favorise plutôt le travail d’équipe, le consensus et le leadership partagé. Le cédant doit comprendre – et accepter – la nouvelle réalité et, surtout, envisager les avantages que ces conceptions plus modernes peuvent procurer à son entreprise.
Il y a quelques années, j’ai fait une intervention dans une entreprise familiale dirigée d’une main de fer par un père qui se faisait vieillissant. Depuis qu’il avait démarré son entreprise, il avait travaillé sans relâche pour appliquer sa propre recette du succès et demandait à ses deux fils d’exécuter cette même recette unique pour l’avenir de son entreprise, et ce, même si le contexte avait changé. Dans sa tête, il savait ce qui était bon pour son entreprise. Et cela avait été vrai pendant longtemps.
Nous avons entamé le dialogue et posé les bonnes questions afin que, graduellement, le père puisse comprendre qu’une forme de leadership partagé peut être profitable pour l’entreprise. Il a aussi appris à respecter que ses relevants ne veuillent pas travailler autant d’heures que lui, car ceux-ci accordaient une importance plus grande à la conciliation entre le travail et la vie familiale. Ils ne voulaient pas élever une famille comme leur père, qui les avait négligés au profit de l’entreprise familiale.
Le père a également dû s’adapter à la nouvelle réalité de son entreprise, dont la taille avait augmenté avec le temps. Il était habitué à jouer de tous les instruments (et même le rôle de chef d’orchestre), mais une plus grosse entreprise ne permet pas à une seule personne de jouer tous les rôles. Ceux-ci doivent être répartis selon les forces et les intérêts des relevants. Le père a donc dû lâcher prise, ce qui constitue, peut-être, la plus essentielle des adaptations.